Les annonces de licenciement dans l’industrie vidéoludique s’enchaînent et se ressemblent tristement. La dernière en date concerne une suppression de 5% des effectifs du géant Take-Two. Dans les faits, c’est Private Division, sa branche d’édition de jeux indépendants (No Rest for the Wicked, Hades) qui est frappée de plein fouet. Les studios Roll 7 (Londres) et Intercept Games (Seattle) s’apprêtent à mettre la clé sous la porte et, bien que les employés de Singapour semblent pour l’heure épargnés, la maison mère de New York ainsi que les bureaux de Las Vegas et Munich ne seraient plus que l’ombre d’eux-mêmes. Choix capitaliste logique, au vu du bilan financier 2023, dans le rouge malgré un chiffre d’affaires record mais qui passe mal lorsque l’on prend un peu de hauteur sur la situation.
Sacrifié sur l’autel de la rentabilité
C’est en effet bien triste d’apprendre la fermeture de Roll 7 et d’Intercept Games lorsque l’on se penche un peu sur leur “intégration” à Private Division. Ce qui devait être une situation confortable pour ces studios s’est finalement transformé en cauchemar pour ses employés.
Lorsque le studio Squad lance l’accès anticipé de sa première œuvre, Kerbal Space Program, en 2013 sur Steam, il ne devait sûrement pas s’attendre à un succès aussi retentissant. Le jeu reçoit un accueil chaleureux de la part des joueurs, mais il est également couvert d’éloges de la part des acteurs de l’industrie spatiale tels que la NASA, l’Agence Spatiale Européenne ou SpaceX, pour ne citer que les plus connus. Les ventes s’envolent et le chiffre d’affaires remarquable n’échappe pas à l’attention de Take-Two, qui rachète les droits en 2017 pour poursuivre l’exploitation du titre et permettre à Squad de garantir le suivi du support des versions PC et consoles. Deux extensions développées sous la bannière Intercept Games, studio spécialement créé au sein de Private Division, viennent enrichir la proposition avant l’annonce d’un second volet sobrement baptisé Kerbal Space Program 2. Son accès anticipé le 24 février 2023 ne se passe pas comme prévu. Le gameplay n’est pas à la hauteur des attentes des fans de la licence et, malgré plusieurs mises à jour, l’engouement peine à arriver. Le studio n’échappera donc pas au sacrifice à l’heure du dégraissage.
Même constat pour Roll 7, le papa de la série OlliOlli est lui aussi en train de faire ses cartons. Pourtant, cette belle histoire d’amour avait bien commencé. Le studio annonce en juillet 2020 avoir signé un contrat avec Private Division, lui permettant de lancer la production d’un nouveau jeu. En avril 2021, OlliOlli World (le troisième épisode de la série) est officialisé par le studio et son éditeur. Finalement, quelques mois avant la sortie du titre, Take-Two rachète Roll 7 et l’intègre à sa filiale Private Division. Avec un joli 86 sur metacritic, une nomination aux Game Awards ainsi qu’à de nombreuses autres récompenses prestigieuses, on peut dire que OlliOlli World est un succès. Encore dans l’euphorie de cette lune de miel, le studio annonce un nouveau projet baptisé Rollerdrome. Même succès médiatique, une note metacritic moyenne de 79 et trois prix supplémentaires à la salle des trophées, dont celui du meilleur jeu britannique aux BAFTA Games Awards. Mais à l’heure de faire les comptes, il semblerait que Kévin n’y ait pas trouvé le sien. Manque à gagner en raison de l’intégration dans le Xbox Game Pass et le PlayStation Plus ou simple déséquilibre entre coûts de production et retour sur investissement, toujours est-il que Roll 7 ferme malheureusement ses portes.
Ça n’arrive pas qu’aux autres
La santé financière de Take-Two n’est pas au beau fixe et le géant est contraint de prendre des décisions. Il réduit donc la voilure et se restructure, ou plutôt se focalise sur “ses machines à billet”. Choix qui pourrait se comprendre, tout investisseur recentre son portefeuille sur des valeurs sûres et se déleste de ses prises de risque quand le marché est dans le rouge. Pilule un peu plus difficile à avaler pour les personnels qui vont rester sur le bord de la route lorsque l’on dézoome la situation.
La série à suspens du rachat d’ABK (Activision Blizzard King) par Microsoft ne vous aura certainement pas échappé. Ce qui n’était pas évident pour le quidam moyen, c’est que cette prise de position était nécessaire pour la société si elle voulait rester compétitive face aux géants Tencent et Embracer Group, qui représentent une énorme part du marché vidéoludique. Ce dernier a d’ailleurs connu des difficultés financières en 2023, l’obligeant à se restructurer et à revendre au rabais plusieurs studios. En 2021 par exemple, le groupe rachète pour 1,3 milliards de dollars Gearbox, les équipes derrière la série Borderlands. Dans la tourmente, Embracer Group le brade pour 460 millions de dollars et cède le studio à Take-Two en mars 2024 qui, dans la foulée, annonce des licenciements au sein de son « nouveau jouet ». Vous voyez où on veut en venir ? Comment expliquer ce choix stratégique ? Comment peut-on dépenser des millions pour s’offrir un studio lorsque l’on en ferme d’autres par souci d’économie ? Quelle leçon n’a-t-on pas tirée en regardant ce qui s’est passé chez nos voisins qui ont eu l’estomac plus gros que le portefeuille ? Ce n’est pas comme si l’éditeur avait déjà eu du mal à digérer son acquisition gourmande de Zynga (12,7 milliards de dollars).
Le respect de l’humain est-il utopique ?
L’industrie vidéoludique n’est pas au mieux de sa forme. Les coûts de production augmentent, la rentabilité pèse de plus en plus sur les studios et la richesse artistique pourrait bien, de fait, être en danger. À quoi ressembleront nos jeux lorsque la Sainte Trinité Tencent, Take-Two et Embracer Group fera la pluie et le beau temps sur ce qui peut être produit ou non ? Aurons-nous le droit à autre chose que des œuvres préformatées au gameplay redondant ? Pourrons-nous encore nous émouvoir en découvrant une pépite ?
Tant de questions qui pourraient se poser plus vite qu’on ne le croit. Lorsque l’on constate que des sociétés prônant le bien-être au travail et le respect de l’humain sont contraintes de sacrifier leurs collaborateurs sur l’autel de la rentabilité, à l’instar de DON’T NOD avec le licenciement de l’équipe de développement de Jusant, on pourrait craindre le pire pour l’avenir. Il reste heureusement quelques coins de ciel bleu comme le choix d’Epic Games de rendre gratuit son moteur Unreal Engine pour les productions modestes (puis 5% de commission après les 4000 premiers euros de bénéfice) ou d’avoir une politique de redistribution des recettes plus avantageuse sur son store (88% pour le studio, 12% pour le store). Tout n’est pas perdu et les développeurs solos peuvent encore rêver à de beaux jeux pour nous inonder d’émotions, mais ça, c’est un autre cas clinique que nous aborderons lors d’un prochain examen.
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