Deux histoires entremêlées
Québec, au Canada. Ou plutôt Kepek, en Nouvelle-France. L’alliance de la langue algonquienne et des explorations du Royaume de France. Comme pour symboliser l’histoire fascinante, parfois terrible, d’une rencontre croisée entre deux populations qui n’ont, d’apparence, rien en commun… C’est exactement ce que propose Two Falls (Nishu Takuatshina) : deux ethnies, deux conceptions de la nature qui nous entoure, mais aussi deux chutes.
Replaçons le contexte historique pour mieux appréhender la situation des protagonistes en jeu : nous sommes en 1665, dans ces terres que l’on nomme encore Nouvelle-France, alors que le règne du roi Louis XIV étend l’influence géopolitique du Royaume à la majorité de la côte Est de l’Amérique du Nord. En ces temps de grandes découvertes et d’expansion pour les nations européennes, le futur Canada fait office d’eldorado commercial, grâce à la pêche, mais surtout à la trappe de fourrures, très prisées sur le Vieux Continent.
À cette époque, la Nouvelle-France prend un nouveau tournant en étant directement intégrée dans le domaine royal, abandonnant son statut de simple comptoir commercial. Désormais, il sera question de peupler ce vaste territoire et de contrer les velléités expansionnistes britanniques sur ces étendues naturellement riches en matières premières. Du moins, il s’agit du point de vue selon une vision très française des évènements, car le Kanata, c’est essentiellement le « village » des populations autochtones.
Formés en tribus ou en clans, ces peuples étaient d’ores et déjà répartis sur l’ensemble du territoire nord-américain, bien avant l’ère des conquêtes européennes. Le Québec, dans ses délimitations ancestrales, était occupé et majoritairement peuplé d’autochtones nommés Innus. Avec les Wendats et les Algonquins, ils se partageaient l’espace le long du fleuve Saint-Laurent et de ses confluents. De gré, mais surtout de force, ces peuples font partie d’un ensemble de Premières Nations ayant été témoin de l’arrivée de « l’homme blanc ». Des destins croisés qui forment le cœur du jeu, mais aussi sa tragédie.
Deux destins liés par un drame
C’est d’ailleurs par un drame que commence Two Falls (Nishu Takuatshina), ou plutôt deux. Ce succinct rappel historique de la situation aura permis d’introduire deux ethnies, deux idéologies, mais aussi deux croyances. Le jeu s’ouvre alors que l’Intrépide vient de s’échouer le long des côtes de la Nouvelle-France, sur l’une des rives du fleuve Saint-Laurent (petite entorse historique : le navire ayant existé… une trentaine d’années plus tard !). Jeanne, une « Fille du Roy », est miraculeusement sortie indemne de l’eau par Capitaine, un brave Berger anglais qui était présent à bord. Très vite, la jeune femme réalise qu’elle et son compagnon à quatre pattes sont esseulés sur la plage, abandonnés à leur triste sort.
Ce qui est frappant, d’entrée de jeu, c’est la foi de Jeanne pour Dieu et sa conviction inébranlable en cette volonté divine de la mettre à l’épreuve. Pour recontextualiser, de nouveau, ces « Filles du Roy » étaient envoyées sous le parrainage de Louis XIV pour rééquilibrer l’aspect démographique défavorable aux hommes célibataires non mariés. La Nouvelle-France devenue un domaine royal, il faut le peupler et le faire prospérer. Jeanne est donc l’illustration de ces jeunes femmes, envoyées après avoir candidaté auprès des autorités royales, promises à une vie conjugale loin de leurs terres natales. Toutefois, cela ne lui suffisait pas…
Pieuse, notre héroïne cherche avant tout à diffuser sa foi chrétienne sur des terres encore acquises à des croyances spirituelles qu’elle ne connaît pas encore. Elle n’hésite pas à invoquer à plusieurs reprises le dieu auquel elle croit tant et voit un signe évident de Sa présence quand un exemplaire du Nouveau Testament surgit de l’eau, parmi les derniers débris du navire. C’est là qu’elle va croiser le chemin de Pierre, un trappeur très « brut de décoffrage » à qui elle va demander de l’aide pour l’accompagner jusqu’à Québec, sa destination finale. La couvrant d’une peau de loup blanc pour la protéger du froid (et le délester d’un poids conséquent), Jeanne ne se doute aucunement que ce geste la rend complice d’un autre drame…
De son côté, Maikan est un jeune autochtone appartenant au peuple Innu. Chasseurs-cueilleurs, les Innus sont très dépendants des saisons et de ce que la nature peut offrir comme ressources. Le jeune homme explore son territoire, avant que l’hiver n’arrive, et fait face à une vision d’horreur : la charogne d’un loup totalement dépecé, dont les restes ont été abandonnés, tandis qu’un homme git dans le givre. Tout à fait anormal en cette fin d’automne… Pour Maikan, aucun doute : « l’esprit hivernal » frappe la forêt de son glas tandis que la sépulture du loup a été souillée dans la douleur.
Deux croyances qui s’ébranlent
Toute la trame scénaristique de Two Falls (Nishu Takuatshina) repose sur l’aspect fondamentaliste des croyances de chacun des protagonistes. Jouables à tour de rôle, Jeanne et Maikan sont donc forcément contemplatifs face aux situations rencontrées. De nombreuses lignes de dialogues offrent des choix de réponses variés, questionnant leurs fois respectives tout au long de l’aventure. En fonction des situations et des personnages rencontrés, ces choix influent sur les conversations, sans toutefois modifier la structure narrative. C’est un peu une mise en abyme, en poussant constamment le joueur à s’interroger.
Bien que les choix proposés n’aient que peu de répercussions, ils permettent de débloquer de nouvelles lignes de dialogues et d’obtenir plusieurs points de vue. Tous les points de vue. Car voilà la vraie force de Two Falls (Nishu Takuatshina) : le jeu présente des évènements parfois tragiques, mais ne tombe jamais dans le piège du pathos ou de la vision manichéenne. Pourtant, un titre s’appuyant sur des philosophies religieuses divergentes aurait de quoi rendre le tout très délicat.
Les développeurs de Unreliable Narrators Games ont fait de leur histoire commune une force : basé à Montréal, le studio souhaite porter les voix des populations d’origine de leur pays. C’est pourquoi le travail de recherche a été très poussé, surtout pour une production indépendante. Le doublage de Ludivine Reding (Jeanne) et Charles Bender (Maikan) influe énormément en ce sens, mais on sent que l’équipe, en partie composée de descendants de certaines cultures autochtones, sait de quoi elle parle et ce qu’elle souhaite transmettre.
Le jeu questionne, certes, mais il ne cherche jamais à dénigrer tel ou tel « camp ». Il n’y a d’ailleurs pas de camp, mais des points de vue parfois contradictoires, des visions du monde opposées, sans chercher le ton accusatoire, qui aurait pu être facilement adopté. Il existe bien un antagoniste en jeu, mais son mal viendrait davantage d’ambitions personnelles que d’un dogme bien précis. Dans une démarche consultative, le titre a pu être présenté à un Conseil des Aînés, représentant les populations autochtones, afin d’offrir un équilibre et une voix à ce pan de l’histoire de la nation canadienne (et, par extension, française).
Le devoir de transmission imprègne littéralement un jeu qui a également une vocation pédagogique. Si les Autochtones représentent aujourd’hui environ 5% de la population totale du Canada, leur histoire s’est écrite dans la douleur et Two Falls (Nishu Takuatshina) offre une vitrine vidéoludique pour faire connaître leur culture. En France, l’histoire de ce territoire qui fut autrefois rattaché au Royaume ne nous est que partiellement connue et même le point de vue des colons sur place n’est que très rarement traité dans des œuvres grand public. Le codex qui nous accompagne tout au long de l’aventure est donc un atout essentiel.
Deux peuples réunis par le destin
Two Falls (Nishu Takuatshina) est un jeu narratif, avant tout. Très linéaire dans son déroulé, les quelques chemins annexes pouvant être empruntés ramènent quasiment toujours sur la voie principale et permettent davantage de remplir son codex. Organisé en plusieurs catégories, il offre de belles explications sur l’environnement qui entoure les deux personnages et le contexte dans lequel ils évoluent, divisant ainsi chaque article en partie narrative, racontée par Jeanne ou Maikan, accompagnée d’un texte pédagogique. De quoi en apprendre toujours plus sur la période jouée. Remplir le codex peut se faire dès la première partie, en prenant le temps d’explorer chaque lieu.
Le temps, le joueur l’a : les personnages se meuvent de manière plutôt lente, à travers les forêts canadiennes. Le rythme est dédié à la contemplation et certains décors offrent de belles perspectives visuelles. Si le moteur Unreal Engine 5 ne fait pas de miracles graphiques, l’enrobage et les animations étant un peu datés, l’utilisation du Ray-Tracing offre une véritable plus-value sur les éclairages et les lumières en jeu. On se surprend fréquemment à observer des environnements calmes et apaisants. Mention spéciale aux compositions de l’artiste Eadsé, une chanteuse aux origines wendates, qui transportent le joueur tout au long de son périple.
Il faut d’ailleurs entre six et huit heures pour compléter le jeu d’une traite, tous éléments du codex acquis. Two Falls (Nishu Takuatshina) n’a pas vocation à la rejouabilité, mais offre tout de même de redémarrer une partie en conservant le fruit de ses recherches, juste pour explorer tous les choix offerts aux personnages et leur manière de les appréhender. Un demi « New Game + » toujours bienvenu, mais pas forcément nécessaire dans ce cas précis. Il est donc conseillé de prendre son temps, de contempler et d’explorer tous les chemins, car le choix du chapitre n’est pas disponible, même une fois l’aventure terminée.
Les complétistes pourront arriver à bout du jeu, en ayant atteint les 100%, en une seule session. Dommage ? Non, pas vraiment, puisque Two Falls (Nishu Takuatshina) n’est pas un jeu d’action. D’ailleurs, rares sont les phases durant lesquelles les personnages sont amenés à courir… Il faut le prendre comme une œuvre pédagogique, contemplative et narrative. Accessible à tous dans sa jouabilité, le titre ne demandant que peu d’actions et tout aussi peu de réflexes, il n’en reste pas moins classifié PEGI 16 pour la maturité dont il fait preuve et la violence, directe comme indirecte, à laquelle il confronte le joueur. Two Falls (Nishu Takuatshina) est parfois cru, mais l’histoire « avec un grand H » peut l’être tout autant… Et cette histoire de deux peuples réunis par la force des choses méritait d’avoir une tribune. On l’a peut-être trouvée.
Diagnostic final
Deux automnes…
Two Falls (Nishu Takuatshina) ne laissera pas le joueur indifférent face à une histoire parfois tragique, parfois mêlée de notes d’espoir. Il offre une expérience à deux points de vue radicalement opposés, pourtant contraints de s’entendre lorsque le contexte l’impose. Ses personnages sont rudes, à l’image de cette nature sauvage qui s’offre à eux, mais on s’y attache aisément. Alors certes, on peut reprocher une technique datée, une rejouabilité quasi inexistante et une aventure assez courte, mais Two Falls (Nishu Takuatshina) c’est au-delà de ceci : c’est une expérience pédagogique nécessaire pour réunir deux mondes à table et comprendre les erreurs de chacun.
Une belle leçon de vie qui nous transporte, joueurs Français, dans un pan de notre histoire qui nous est relativement méconnu, mais qui fait partie de notre héritage commun. Ubisoft ne s’y est pas trompé en intégrant le projet de Unreliable Narrators Games dans son programme Radar, permettant à des développeurs québécois indépendants de bénéficier d’un soutien financier et d’un accompagnement. Two Falls (Nishu Takuatshina) est une belle réussite narrative qui évite l’écueil manichéen en ouvrant la voie à la tolérance, face à des croyances différentes. Bien que québeco-centrée, l’aventure a un côté universel qui rappelle que la foi peut être ébranlée, questionnée… Et comme les feuilles d’automne, chuter.
Constantes positives |
---|
- Un pan de l’Histoire à découvrir
- Une ambiance sonore envoûtante
- Une invitation à la contemplation
- Un mini New Game + pour approfondir…
Pathologies |
---|
- … Mais pas indispensable !
- Une technique un peu datée (animations, mouvements)
- UE5 mal optimisé (ralentissements, chutes de framerate)
- Quelques fautes de français en sous-titres
Le tampon du spécialiste
Informations complémentaires :
Type : | Drame interactif |
Développeur : | Unreliable Narrators Games (Montréal, CANADA) |
Éditeur : | Unreliable Narrators Games (Montréal, CANADA) |
Date de sortie : | 08/11/2024 |
Version : | PC |
PEGI : | PEGI 16 : Langage grossier, violence |
Temps de jeu : | Environ 10h |
Configuration PC de test :
Processeur | Intel Core i5-9300H CPU @ 2.40GHz |
Carte graphique | NVIDIA GeForce RTX 2060 |
RAM | 16 Go DDR6 |
Support de stockage | SSD 500 Go |
Laisser un commentaire
Vous devez vous connecter pour publier un commentaire.